-p.miE e. ^ J '«<«TOl||( ^"^^Toonnon.^* ''K" 4 -%<.? LE CABINET NOIR LETTRES AVEC COMMENTAIRES Il a été tiré de cet ouvrage 30 exemplaires sur papier vergé antique numérotés de 1 à 30 MAX JACOB LE CABINET NOIR LETTRES AVEC COMMENTAIRES 7^1 PARIS ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 3, Rue de Grenelle, (vi'"'') A ROLAND MANUEL Vadmirable musicien d' « Isabelle et Pantalon p. Son ami. M. J. AnU A PROPOS DE BACCALAURÉAT « Mon cher Fils, « Tu me dis par ta lettre du 15 courant que tu es surpris de ma conduite vis-à-vis de toi et que j'aie fait intervenir l'avoué de ta mè?e. Et en effet, mon cher fils, ayant eu des déceptions de ta part à cause de l'af- fection que j'ai pour toi et de la considéra- tion que j'avais pour ton caractère, je ne veux plus au moins provisoirement avoir affaire à toi. D'abord j'ai été étonné et con- trarié que tu aies échoué à ton baccalau- réat, mais voilà la troisième fois que tu échoues. D'abord c'était une malchance, la deuxième fois c'était à cause des courses de Deauville, cette fois c'est la haine d'un examinateur qui connaît la petite Juliette. J'en ai assez d'envoyer de l'argent à ta mère sous le prétexte de tes études. Sa susceptibilité plus ou moins justifiée par mes histoires de femmes m'a coûté assez cher. En tous cas que tout soit donc liquidé pour ce qui est de toi et de tes 8 LE CABINET NOIR études. Fais ce que tu voudras mais \ov^ n'aurez plus un sou pour les études. J'^i prévenu les personnes qui nous ont vus ensemble que je ne paierai pas tes dettes ; ne pense donc pas à vivre de dettes comme Lucien Goudray. Tu aimes la grande vie, c'est bien, je t'en félicite. Eh bien, s'il te faut la grande vie, fais ta fortune comme moi. Quand je t'emmenais avec mes amis en auto, je croyais que tu faisais le néces- saire pour tes études en dehors de la fête ; j'avais de l'estime pour toi parce que je croyais que tu me ressemblais. Mais non ! Tu n'es qli'un « fils de patron » et je n'aime pas les € fils à papa » . 11 est possible que ce soit ta mère qui t'ait complètement gâté avec les jésuitières à la mode de son temps. Mais ne disons pas de mal de ta mère : c'est un principe. Libre à toi de penser d'elle ce que tu veux selon le res- pect filial que tu lui dois. Cependant je connais les gens dits vertueux et tu les prendras pour le poids qu'ils valent si tu deviens l'homme que j'espère malgré tes échecs au début de la vie. «Ne crois pas que j'agisse par mauvaise LE CABINET NOIR 9 humeur contre toi ou contre ta mère ou par avarice. Je t'ai toujours traité comme un bon camarade ne te demandant pas que tu me traites autrement. Voilà mes prin- cipes : je n'aime pas la jésuiterie. Quant à l'avarice, il me semble que tu n'as pas eu à te plaindre de mon avarice jusqu'à ce jour dans la question d'argent. Donc c'est dans ton intérêt que j'agis ; tu échoueras à ton baccalauréat tant que tu iras en bal- lade en auto avec nos petites amies et il faudra bien que tu restes chez ta mère quand tu n'auras plus d'argent. Tu sais aussi bien que moi combien les femmes et les ballades coûtent cher. Il est vrai qu'à toi... mais tu verras les femmes que tu auras quand mon auto ne sera plus là ni mon argent pour les taxis. « Et puisque nous sommes sur ce cha- pitre, permets-moi de te le dire : je ne suis pas content de toi, car il y a des choses qui ne se font pas dhomme à homme et surtout de père à fils. Je ne te parle pas d'honneur ! on ne parle pas d'honneur à un enfant de dix-sept ans ; je te parle con- venance. Ah I j'ai compris pourquoi tu ne 10 LÉ CABINET NOIR voulais pas aller chez Maxims I tu ne vou- lais pas te trouver entre Louise Duchamp et moi par crainte de l'attitude des copines qui plus ou moins méchamment t'aurait trahi. Mais tout se sait, apprends-le pour ta gouverne et je donne cinq francs à Er- nest chaque fois qu'il me fait un rapport sur Louise Duchamp. Ah ! oui ! « Maxim's est un endroit démodé ». La vérité, je l'ai sue par Ernest, le garçon que tu connais, et la vérité est que Louise t'a emmené chez elle. Elle t'a dit : « Je serai toujours chez moi pour toi ! » Ce n'est pas pour faire de l'escrime ou de la boxe, je pense ? Or tu sais quel attachement j'ai pour cette femme puisqu'elle est la principale cause de mon divorce et des malheurs de ta mère. Tu es au courant, donc c'était une raison pour ne pas accepter. Qu'as-tu fait ? tout fier d'avoir plu — car je ne crois pas qu'elle te prenait pour l'argent — tu as oublié le respect que tu dois à ton père. « Je ne me place pas au point de vue « cœur» (laissons la question « chagrin », je sais assez le cas qu'on doit faire des LE CABINET NOIR 11 sentiments) mais au point de vue « res- pect ». Ce n*est pas par les mômeries des jésuitières qu'on montre le respect qu'on doit à un père qui vous traite en camarade mais par une certaine attitude dans les grandes circonstances de la vie. Par rap- port à cette femme qui est payée par ton père tu es devenu le monsieur qui ne la paie pas ! le mot, je ne l'écris pas, ne vou- lant pas insulter mon propre fils, tu de- vines à quoi je pense. Ce n'est pas une question d'honneur à ton âge, c'est une question de respect de la famille, de res- pect filial. Voilà ce que j'ai à te dire ! Oh! certes, je te félicite néanmoins de ton suc- cès près de Louise ; ce n'est pas une femme facile et elle s'y connaît en hommes, mais je préférerais d'autres succès — en tous genres, tu me comprends. Pour le bacca- lauréat si ta mère y tient, vous vous dé- brouillerez ; tu es d'âge à gagner ta vie, en somme. Et moi je ne tiens pas à te donner de l'argent pour que tu t'amu- ses avec les femmes que tu as connues avec moi et qui sont plus ou moins les miennes. 12 LE CABINET NOIR « Voilà des explications puisque tu en veux. « Ceci dit, je t'embrasse paternellement en te souhaitant bonne chance dans la vie. (( Ton père mécontent, COMMENTAIRES Premières réflexions du jeune homme : a Son père est un mufîle. Sa mère a dû en endurer de vertes avec un type de cet acabit. Certainement ! il fera sa fortune ! il n'est pas plus bête que tous les crétins qu'on voit millionnaires. 11 fera sa fortune pour sa mère qu'il ne quittera jamais. Il ne voit d'ailleurs pas la nécessité d'être bachelier pour devenir riche. » Deuxièmes réflexions du jeune homme : «Mon père ne vivra pas vieux s'il continue la vie qu'il mène. Je suis son unique héri- tier, je n'ai pas besoin de me la fouler. » Ceci dit il prend un taxi et vole vers Louise Duchamppour la tenir au courant. Du côté de la mère : Une lettre de l'avoué l'informant que le père ne donnera plus rien pour les études du fils : le père est las, cela se comprend ! Hubert ne tra- 14 LE CABINET NOIR vaille pas. Hubert a reçu une lettre de son père, à la suite de laquelle il a été bien tendre pour sa mère. La mère est émue et heureuse. Elle paiera les études sur sa pension de divorcée*. Quel bonheur qu'il échappe à l'influence de cet homme mons- trueux. Elle pleure un peu, mais c'est de joie et de tendresse. Elle provoque une conversation avec Hubert qu'elle trouve cette fois glacial et entêté. Et voilà les fa- milles qu'a fait le divorce et la vie sans Dieu. DEUX LETTRES ECRITES A QUINZE ANS D'INTERVALLE PREMIÈRE LETTRE A Mademoiselle Marie K. . . , chez ses parents. Nouveautés, 15, rue du Pont-Tournant^ E. V. « Mademoiselle, « Il est toujours flatteur de recevoir une lettre d'amour surtout dans cette ville-ci où on s'ennuie tellement. Mettez-vous bien dans l'idée que si je ne vous ai pas répondu tout de suite ce n'est pas qu'il ne m'était pas agréable de faire plus ample connais- sance avec une charmante demoiselle mais c'est que j'ai beaucoup à faire à cause de mon concours. Ah I mademoiselle ! je ne suis pas une personne poétique, comme vous dites. Ce n'est pas une raison parce que vous m'avez rencontré avec votre ho- norable famille en train de regarder le cou- cher de soleil sur le chemin dehalagepour 18 LE CABINET NOIR que je sois ce que vous dites. Je ne dis pas que à l'occasion je ne pourrai pas vous faire des vers comme vous me faites l'hon- neur de me le demander, mais je vous aver- tis que je ne suis pas un Lamartine ni même un Victor Hugo dans le genre. Sa- vez-vous ce que c'est que les drains en pierres sèches et les drains en tuyaux ? Ce sont des questions qui n'intéressent pas et pourtant les drains en pierres sèches ne se bouchent pas aussi facilement que les autres et c'est cette science des ingénieurs des Ponts et Chaussées qui empêchent que vos charmants petits petons ne soient mouillés quand vous allez vous promener du côté de Port-Prijean. Vous voyez que je suis au courant de vos habitudes etqu'il y a longtemps que moi aussi je vous aime. Malheureusement je n'ai pas beaucoup la tête à l'amour et certainement j'aimerais mieux penser à vos jolis yeux changeants vert bleu qu'aux différentes espèces de dragage : le dragage à pelle simple, ledra- gage à treuil, le dragage à cuillère, le dra- gage à griffe, le dragage à grappin, à cha- pelet, sans parler des dragues à aspiration LB CABINET NOIR 19 (tout ça n'est jamais qu'une affaire de prix de revient) . Je vous expliquerai tout cela un jour quand j'aurais passé mon concours. G'estun concours sérieux et avec messieurs les examinateurs la cote d'amour ne compte pas beaucoup — permettez-moi cette plai- santerie. Vous me faites l'honneur de me donner rendez-vous pour demain soir der- rière le kiosque. Hélas! mademoiselle! c'est ma vie que vous me demandez là ! car je travaille avec Léonce Dupuis tous les soirs et il faudrait lui dire pourquoi et ainsi de suite. Donc à l'heure où je pour- rais serrer votre mignonne petite taille dans mes pectoraux j'étudierai l'origine des bateaux pompeurs dans le Pontzen qui est le meilleur ouvrage sur la matière. « Vous me direz à ça : Vous avez une bonne place, êtes-vous si ambitieux de vouloir passer un concours encore ? Ah ! mademoiselle! Paris ! Paris ! depuis que je connais la Ville Lumière, je ne vis plus dans ce trou-ci. Quelles distractions intel- lectuelles avez-vous dans notre ville : est- ce ici que j'aurais les premières représen- tations où l'on voit tous les journalistes au 20 LE CABINET NOIR grand complet d*un seul coup d'œil et les concerts suaves avec de jolies dames en décolleté (pas si jolies que vous sûrement, petite mignonne) et les cirques en pierre alors que nous n'avons que des cirques en toile et encore ! une fois par an ! et les salons où on parle d'art, et où on fait la connaissance des ministres pour vous pis- tonner ou vous décorer ou n'importe. Eii bien, oui! j'adore les couchers de soleil à la Corot mais pour cela il faut des rentes, ou sinon des rentes, de beaux appointe- ments. Voilà pourquoi je passe le concours du Ministère desTravaux publics, me com- prenez-vous ? certainement avec votre in- telligence vous m'avez compris ! D'ailleurs je suis un peu inventeur et il me faut l'ap- préciation des hommes del'art. J'ai inventé une machine pour désagréger les déblais provenant de fonds résistants de manière à en rendre le transport plus facile. Que ferais-je avec ma machine sur papier dans ce pays? Vous avez ici un magnifique mu- sée, je n'en disconviens pas, mais com- ment voulez-vous, n'est-ce pas, qu'on ait confiance que tous les tableaux ne soient LE CABINET NOIR 21 pas plus OU moins faux, étant donné que les originaux doivent être au Louvre ou dans les capitales comme le Bristish Mu- séum de Londres. Dès lors, qu'est-ce que l'amour pour un homme qui souffre ? une consolation passagère. Est-ce qu'un homme délicat peut demander à une personne qui croit en sa loyauté un moment de plaisir sans lendemain ? Le mariage, je ne peux le promettre étant donné que je ne suis pas mûr pour le mariage. Une heure de plaisir ! et ce n'est pas une réponse à l'amour que vous m'offrez avec franchise et ça prouve en votre faveur. Alors moi aussi je serai franc : j'ai mon concours et un concours ça n'attend pas! a Oui ! votre mignonne petite taille, votre petite bouche mignonne et tout votre petit corps trottera dans ma cervelle la nuit comme le jour. Bien des fois je verrai votre céleste image entre le tableau noir et mes yeux mais je dois penser à l'avenir. Qui sait ? qui sait ? qui sait ? « Celui qui vous airae et qui souffre sans adieu, « Lucien Perette. » COMMENTAIRES L'auteur de cette lettre est digne de l'estime de celui qui la rapporte et de l'es- time du lecteur. Loin de nous la pensée de mépriser les ambitieux: que l'ambition ici s'exprime avec quelque naïveté provin- ciale, que Lucien Perette se fasse des illu- sions sur les charmes de la vie parisienne pour employé de ministère, cela n'est pas douteux mais qui ne reconnaîtra chez ce jeune homme des goûts élevés : plus de poésie qu'il ne le croit lui-même, plus d'amour des arts qu'il n'en entre souvent dans le cœur de nos dilettanti ; qui ne lui reconnaîtra cet amour du luxe et de la grande vie qu'on rencontre souvent uni à l'idéal le plus pur dans les âmes de l'élite. Il n'est pas douteux que ce garçon aime son métier. Le concours est important mais les dragages et les machines à LB CABINET NOIR 23 déblaiement ont évidemment assez d'inté- rêt pour lui pour qu'il se soit donné la peine d'en inventer, ce qui n'est pas à la portée de tout le monde. Honorons les gens qui aiment leur métier, ils sont la force de la France. Enfin, il sacrifie un amour réel (?) au succès d'un examen : cet esprit de sacri- fice est vraiment respectable partout où il se trouve. Saluons l'esprit du sacrifice même quand il se fait à l'ambition. Cependant il ne faudrait rien exagérer dans nos légitimes éloges. Lucien admire les duchesses mais il n'aime guère que les femmes de chambre, et s'il avait à choisir entre deux femmes de ces deux espèces, encore que sa vanité dût l'attirer vers la première, son instinct l'amènerait à la seconde. Marie V... n'est pas une femme de chambre. Admirons les goûts qui en- traînent Lucien vers Paris; mais soyons véridiques. Lucien est un peu ridicule et dans une ville où chacun l'est à sa façon, celle de Lucien se distingue. Lucien s'habille avec prétention bien que pauvrement, il a un gilet de soie verte que ses chefs eux-mêmes 24 LE CABINET NOIR n'ont pu parvenir à lui faire abandonner. 11 a un chapeau noir boléro qu'il pose tout en haut de la tête et des cravates Laval- lière claires; il a les muscles des cuisses très développés, il est très brun, mal rasé, porte un gros pince-nez. De plus il est toujours seul et silencieux sauf lorsqu'il tient un interlocuteur complaisant qu'il assomme de ses plaintes, de ses espoirs et de ses propos imagés. Cet ensemble fait rire de lui. Les gamins n'hésitent pas à crier « Au fou ! » quand il passe, ou à lui jeter au nez le nom d'une certaine Marie Maillon avec laquelle plusieurs personnes l'ont surpris un soir dans une posture blâ- mable. Ces motifs sont assez forts pour pousser au travail des concours le malheureux Lucien Perette. DEUXIÈME LETTRE DE LUCIEN (QUINZE ANS APRÈS) « Chère Marquise, « Que je baise d'abord les jolis ongles roses qui bordent les lys de vos doigts ! merci ! merci! merci î je le répète à vos pieds! Le ministre est un très brave homme et nous nous sommes très bien compris. Je crois que désormais j'ai en lui plus qu'un collaborateur {les grands travailleurs s'entendent toujours), un véri- table ami : l'espèce en est rare, c'est La- fontaine qui l'a dit, si j'ai bonne mé- moire. Momesheim des Constructions mé- talliques du Creuzot m'est tout acquis et l'affaire de ma petite mécanique à déblai devient une cote de Bourse comme les autres cotes de Bourse. Certainement je viendrai lundi. Comment voulez-vous que 26 LE CABINET NOIR je me refuse au délicat plaisir de vous con- templer dans l'exercice de vos devoirs de maîtresse de maison. Mais non ! pourquoi vous moquer du marquis! il est charmant ! Je vous assure que je le trouve charmant. Oui aussi pour le Lautrec ! dites au mar- quis puisque cette bagatelle lui plaît tant, que je me ferai un plaisir de la lui offrir, a Je demeure à vos pieds, belle mar- quise, Votre fidèle et un peu jaloux, « Lucien Perette. » CONSEILS D'UNE MERE A SA FILLE PREMIERE LETTRE Ma chère Fille, Les Riminy-Patieuce de Lyon n'ont rien à voir, Dieu merci, avec les Riminy- Ver- glas de Nice, que je sache. C'est comme les Bastide (Coopérative Vinicole de Tou- lon) avec tes Bastide (Bazar de Marseille). Tu ne comprends donc rien à mes lettres, Germaine 1 ? c'est bien la peine que je t'écrive si longuement. Je t'ai répété mille fois que les Bastide de Toulon, sont la famille des Bastide Huiles de Grasse fort honorablement connus dans la région et qui ont deux autos, tandis que Mme Bas- tide de Marseille est une petite puante que je n'ai jamais pu digérer, une Verdilhan d'Alger. Vraiment, ma chérie, tu ferais perdre patience à un ange I Est-ce que ton mari a la mémoire aussi courte que la 30 LE CABINET NOIR tienne. Non ! Jules est un homme sérieux et positif : il faut dire ce qui est vrai. Mais je ne t'engage pas à fréquenter les Bastide de Toulon : tiens -toi à carreau. Ces gens ont un fils aux Aliénés et on ne sait jamais ! Tous les médecins sérieux te le diront, on ne devient pas aliéné tout seul et la famille y participe toujours plus ou moins, il faut qu'il y ait des antécédents, quelque chose, enfm ! Moi, je ne sais pas, j'ai toujours peur que Mme Bastide de Toulon me saute aux yeux un jour ou se mette à déraisonner. En tous cas quand elle est venu me voir, toutes les fois je me tenais sur la défensive. J'avais à ma por- tée un objet contondant et une carafe pour m'en servir en cas d'attaque et j'examinais tout ce qu'elle disait pour prévoir. Les Bastide-Bazar de Marseille ont un fils bossu. Mme Bastide-Bazar est une petite puante mais il n'y a pas de comparaison à faire entre un fils aliéné et un fils bossu. On n'est obligé de fréquenter ni les uns ni les autres mais il paraît que les bossus sont très amusants en société. Je ne sais pas si tu te rappelle les Basset-Matador, LB CABINET NOIR 31 des amis de ton père qui lui faisaient boire de l'absinthe. Toujours est-il qu'il y avait au-dessus de la cheminée de leur salon un grand chromo qui t'intriguait beaucoup quand tu étais petite. Cela représentait un roi, un roi de France quelconque, un Henri II ou III ou IV, tu sais que j'ai tou- jours été, Dieu merci, brouillée avec les chiffres : une femme qui se pique d'élé- gance n'a pas besoin d'en savoir aussi long que le comptable de son mari. Au fait c'était peut-être Louis XII ou un Philippe... je n'y tiens pas. Ce roi donc tenait un bossu sous la main, un bossu jaune tango ou vieil or à rayures vert Nil. Tu vois que je me le rappelle bien. Et ce bossu avait un air malin ! mais malin ! Je ne te dis que ça ! C'est tout ce dont je me souvienne, n'étant jamais retournée chez les Basset- Matador depuis la mort de Marie Basset. Mais ceci est pour te dire combien les bossus sont amusants puisque ce roi les recevait. Quant à moi je suis très, très, très superstitieuse bien que je ne me croie pas plus sotte qu'une autre. C'est une fai- blesse, je sais que c'est une faiblesse : on 32 LE CABINET NOIR est bien heureux de n'avoir que celle-là. On dit que les bossus portent bonheur et j'ai passé ma vie à souhaiter d'avoir l'occa- sion de caresser la bosse d'un de ces petits êtres. N'étaient ma bonne éducation, ma haine pour cette petite puante de Clotilde Bastide et le dégoût que m'inspirent les gens qui mettent les doigts dans le nez comme Arsène Bastide, le bossu, je serais capable de les fréquenter rien que pour caresser la bosse porte-bonheur. J'ai tou- jours pensé que le roi du chromo était aussi superstitieux que moi. N'était-ce pas ma chérie, l'époque des sorcières genre Catherine de Médicis, de l'affaire des poi- sons genre Concini et Alexandre Dumas et de tous ces personnages un peu crimi- nels mais si amusants. Tu vois que je sais mon histoire et on dit que les femmes sont ignorantes! Dis-moi dans ta prochaine lettre si tu te rappelle le chromo des Bas- sets-Matador. Ce qu'on appelait « fou du roi » n'était probablement pas des alié- nés. Entre nous, je ne vois pas le fils Bas- tide de Toulon à la cour des rois de France ; les rois étaient bien trop prudents pour LE CABINET NOIR 33 fréquenter de pareils gens : un bossu, passe encore! en tous cas je ne veux pas de fou chez moi et je ne t'engage pas à fré- quenter ces Bastide ni ceux de Toulon ni ceux de Marseille. En résumé, je n'aime pas tous ces Bastide. Mais voilà assez de niaiseries, venons aux choses sérieuses. Je te parle, ma chère fille, dans ma l(3ttre du 15 des Kiminy-Patience, mes amis de Lyon, tu me réponds que tu es en relations ou presque avec les Riminy- Verglas de Nice. Je ne conmais pas les Riminy- Verglas, marchands de bouchons, et je doute fort que les Riminy-Patience qui ont une usine de clous à Lyon et appar- tiennent par conséquent au haut com- merce aristocratique de Lyon tiennent à être de la môme famille que d'obscurs marchands de bouchons. Ils ont presque le mémo nom, soit ! N'y a-t-il pas plusieurs ânes à la foire qui s'appellent Martin ? et quand même il n'y aurait pas à la foire plusieurs ânes s'appelant Martin, quand même ce beau nom de Riminy qui remonte à la plus haute antiquité puisque tu as joué toi-même sur le piano un opéra qui 3 34 LE CABINET NOIR portait ce nom, je crois, ne serait qu'à une seule famille, est-on obligé de fréquen- ter tous les membres de sa famille. Ima- gine par exemple, ma chérie, qu'il y ait un ou plusieurs aliénés dans la famille Ver- glas comme chez les Bastide de Toulon ? Tu vois donc qu'on ne prête jamais trop d'attention à ses fréquentations. Quoi qu'il en soit,"^ ma chérie, je doute que Mme Riminy-Patience toujours très poin- tilleuse en matière d'étiquette entretienne des rapports avec de gros marchands de bouchons de Nice , Je l'approuve 1 on ne montre jamais assez patte blanche et on est toujours roulé. Je t'ai reproché toute ta vie ta facilité à te laisser aller avec les pre- miers Bastide venus, toi, une Gagelin, car enfin, tu es née Gagelin, ne l'oublie pas. Quant aux Riminy- Verglas puisque j'ai l'honneur d'avoir l'amitié de Mme Riminy- Patience, je lui enverrai mon petit ques- tionnaire et je suis persuadée qu'elle y répondra. Je t'embrasse ainsi que tes deux fillettes et ton mari, Vve Gagelin i LE CABINET NOIR 35 P.S. — Mignonne, pour ce que tu me dis de ton teint, il n'y a qu'un remède. Applique-toi pour la nuit tous les soirs deux escalopes de veau sur les joues. Moi je le fais depuis trente ans et je m'en trouve bien. Ça vaut mieux que toutes les pom- mades de la terre et c'est plus simple. DEUXIÈME LETTRE DE LA MÈRE A LA FILLE Ma Chérie, Oui, ma chérie, les renseignements sont excellents : les Riminy Verglas sont des gens très fréquentables et vraiment très bien sous tous les rapports. La dame a un passé un peu douteux et M. Riminy- Ver- glas a fait une faillite assez mystérieuse mais s'il fallait y regarder de si près qui pourrait-on voir ; l'éponge est passée sur ces peccadilles et ils sont reçus partout. Pense un peu, mignonne ! c'est eux qui ont l'entreprise de tout le chêne-liège entre le Lavandou et Saint-Raphaël, ils ont trois autos et de très belles relations sur la côte. Ce ne sont pas des marchands de bou- chons ordinaires. Je tiens ces renseigne- ments de Mme Riminy-Patience qui n'est leur parente qu'au trentième degré ; l'an- 38 LE CABINET NOIR cêtre commun était instituteur à Lons-le- Saulnier vers 1804. J'ai vu cette charmante femme en me rendant à Paris. Il paraît, d'après elle, qu'une femme élé- gante ne doit plus se coucher tête nue ; il faut un bonnet de dentelle. « Comment, me dit-elle, 'en me surprenant au lit, vous cou- chez tête nue, ça ne se fait plus ! » J'ai donc fait emplette à Paris de bonnets légers et je t'en apporte deux douzaines. J'ai trouvé Paris bien sombre et bien vulgaire. Pas beaucoup d'élégance, même au théâtre. En somme la taille est toujours vague et les jupes plus étroites en bas qu'en haut avec une tendance au panier surtout pour les robes du soir. Beaucoup de tailleurs et de manteaux (capes ou redingotes) et de-ci de- là quelques robes-manteaux en gabardine, en perlaine et en petit drap vraiment amin- cissantes. Bien entendu accompagnés, les manteaux, d'un renard ou d'une écharpe de fourrure, cela va de soi, coupe trps tailleur presque ajustée à la taille et basques en godets. Tu vois que j'ai bien regardé, ma chérie ! pourquoi aurais-je été à Paris : Pas de garnitures, mignonne, sauf les LE CABINET NOIR 39 abeilles au coin des poches, les coutures soutachées, bordées d'une tresse à cheval ou d'une ganse cirée. J*adore les cols droits montants en fourrure tu sais la forme russe I fermeture de côté avec une olive. On met la même fourrure aux manches et dans le bas ! Oh I que c'est joli 1 on ne peut rien voir de plus seyant, de plus ravissant, de plus distingué, ça fait valoir le teint : c'est magnifique. J'ai rencontré une jeune femme en renard gris avenue du Bois avec son chapeau enfoncé jusqu'au cou, c'était magnifique ! sublime ! décidément ma ché- rie, les jupes sont plus longues et c'est dommage I quand on esC un peu forte ou maigre plus très fraîche, les jupes courtes, ça faisait jeunet. Si tu te fais quelque chose en ce momeat n'oublie pas d'y ajouter une ceinture en jais, un peu lâche, bayadère, c'est tout ce qu'il y a de chic ou une barre en fourrure, légèrement flottante, oda- lisque, c'est adorable! et c'est très impor- tant. N'oublie pas non plus que les robes- manteaux s'ouvrent négligemment au moment d'entrer dans un théâtre ou dans un salon. On laisse voir alors un faux gilet 40 LE CABINET NOIR broché fantaisie en soie ou en jersey mais très vif : tu n'as pas idée quelle surprise exquise. Les chapeaux se font du même tissu que le manteau, fond jockey même pour les femmes de mon âge avec passe de la même fourrure que le manteau. J'ai rapporté à chacun de mes petits-enfants des costumes en gabardine froncés aux hanches. Le col est en bateau mou très haut avec un seul bouton, les manches sont pagode et le devant est formé de deux revers qui vont d'une manche à l'autre avec un faux bouton car bien entendu, tout s'agrafe en dessous. C'est très simple : galons de mohair, galon ciré, galon de mohair, galon ciré tout du long. 11 faut porter avec cela des molletières à petits boutons et un chapeau à fond jockey avec un ruban rouge ou crème. N'oublie pas ma chérie, que l'élégance d'une mère de fa- mille se reconnaît à la façon dont ses en- fants et ses domestiques sont tenus et qu'on n'habitue jamais trop tôt les fillettes à la coquetterie. Et puis de quoi a-t-on l'air quand on promène des singes habillés, je te le demande. LB CABINET NOIR 41 Je te plains d'avoir des ennuis de bonnes, ma chérie, mais avoue que c'est un peu de ta faute. Tu te laisses faire comme ton père. Ah! si je n'avais pas été là du temps de Gagelin ! !... Plus on laisse de liberté à ces gens-là plus ils en prennent. Chez Mme Riminy-Patience les bonnes n'ont jamais un seul jour de sortie sauf le Jour des Morts. Pourquoi toutes ces sorties: est-ce qu'elles ont besoin de sortir... une bonne, voyons ! pour qu'elles prennent le goût despromenadesetqu'elles ne veuillent plus travailler ! c'est bien la peine, vrai- ment ! J'ai admiré la rectitude du service chez ma vieille amie lyonnaise. A une demi-minute près tout est réglé et les domestiques n'ont, Dieu merci, jamais le temps de s'asseoir. A sept heures trois, les souliers doivent être cirés, et il y en a ! ! Ma vieille amie examine elle-même chaque soulier et gare s'il y en a un qui cloche, la bonne est à l'amende ou privée d'un plat à son repas. A sept heures seize le premier déjeuner doit être apporté dans la salle à manger. A huit heures trois quarts les lits doivent être faits et à neuf heures et demie 42 LB CABINET NOIR la salle à manger doit être brillante comme le pont d'un bateau. Et ainsi de suite jus- qu'à onze heures du soir depuis six heures du matin. Eh bien, tn me croiras si tu veux ses domestiques l'adorent et pas une ne veut la quitter. Il est vrai qu'ils se plaignent un peu d'être mal nourris. Crois-tu ma- dame Riminy-Patience capable de mal nourrir les domestiques, une femme si comme il faut, non ! ce serait trop cocasse! la vérité est que ces gens-là sont des goinfres qui ne pensent qu'à manger. Tu trouves ces minutes un peu ridicules. Ma chérie il y a des gens qui ne sont jamais ridicules et mon amie est de celles-là. Ces minutes sont là pour prévenir les domes- tiques de la nécessité de l'obéissance et de la discipline. Elle a renvoyé la cuisinière parce qu'elle l'a trouvée assise. Qu'en résulte-t-il, ces gens étant tous fatigués n'ont aucune velléité de révolte et ne sortant pas ne peuvent chercher d'autres places en ville ou ailleurs. Ils ne voient personne. Quant à moi j'adopterai ce sys- tème et je t'engage à en faire autant. C'est comme pour ton mari ! Mme Ri- LE CABINET NOIR 43 rainy-Patience a toujours eu avec le sien une excellente méthode. Dame I au début de leur ménage, ça n'a pas été tout seul et il a même été question de divorce mais depuis des années il est maté et elle s'en trouve très bien. Elle lui a toujours inter- dit de fumer. Quand elle trouvait du tabac elle le jetait, quand il entrait en fumant, elle se trouvait mal. Jamais il ne pénétrait dans la maison un ami qui ne lui fut pas sympathique à elle. Quand il sort encore aujourd'hui, il doit lui dire minute par minute ce qu'il a fait ou dit. 11 lui est inter- dit d'aller au café ou au cercle, d'acheter quoi que ce soit sans son ordre ; il y a des livres et des journaux qu'elle ne tolère pas chez elle. Bref! c'est une femme de tête, et tout est chez elle d'une parfaite tenue, et d'une parfaite élégance : les hommes sont si vulgaires I une femme se doit à elle- même de surveiller son mari. Si j'avais usé de ces procédés avec ton pauvre père, je n'aurais pas eu cette vie de dépen- dance qui a fait de moi une martyre. Soyons les maîtres pour n'être pas les esclaves ou les domestiques en chef dans 44 LE CAI5INET NOIR nos maisons. La femme est un être de beauté et de charme qui doit être obéie et ne demande pas autre chose. Si on résiste à Mme Riminy-Patience elle se trouve mal, ce qui n'est pas si bête. On se sert des armes qu'on a ; nous n'avons que notre faiblesse. De plus les enfants devant l'exemple d'une discipline rigoureuse ne songent plus à désobéir et la more a le loisir d'en faire des hommes élégants et agréables dans le monde, ce qui est en somme le but suprême de l'éducation. Je t'embrasse, ma chère fille, A bientôt, Vve Gagelin, P.-S. — Inutile de montrer cette lettre à mon gendre, bien entendu. COMMENTAIRES Un directeur de journaux de mes amis me rapportait que le nombre des dames qui sollicitent l'emploi de chroniqueurs des modes augmente tous les jours : à lire la deuxième lettre de Mme Gagelin je n'en suis pas surpris. Mme Gagelin est née chroniqueur des modes comme plusieurs dames de ma connaissance. La chère dame est grand'mère : l'expérience qu'elle a ac- quise, elle la met au service des Elégances, et la France entière l'en remercie par ma voix. La Franco doit conserver son patri- moine de grâces. Aussi voyons-nous avec plaisir cette chère Gagelin réclamer l'auto rite dans la maison : les domestiques sou- mis ! le mari soumis ! les enfants et petits- enfants condamnés à porter les jolis petits costumes qu'on leur apporte de Paris. Bravo ! il faut que définitivement l'élégance 46 LE CABINET NOIR des journaux de modes règne. Et allez donc! On déplore qu'il n'y ait plus de domes- tiques ! on déplore aussi qu'il n'y ait plus de maris ! on déplore qu'il n'y ait plus d'enfants ! Les domestiques font grève et les maîtres aussi. J'ai peur que les enfants ne veuillent plus naître pour n'être pas obligés de s'habiller au goût exquis de ces dames. Ce sont les maris, les domestiques et [les enfants qui ont tort à mon avis. D'abord parce que l'obéissance est une vertu, ensuite parce que c'est une vertu agréable à pratiquer quand elle est deman- dée au nom de l'élégance des journaux de modes. C'est un idéal aussi estimable qu'un autre et même davantage et je ne vois pas que Mme Gagelin en ait un moindre. Ah ! qu'on ne nous parle plus, je vous prie, de la « femme forte selon l'Ecriture ». Nous avons remplacé cette mégère hom- masse du temps de Salomon par quelque chose de plus exquis, de plus artistique : la fantaisiste Vve Gagelin, et c'est quel- que chose de mieux. Mme Vve Gagelin est superstitieuse. Elle croit que les bossus portent bonheur î LB CABINBT NOIR 47 elle l'est au point qu'elle surmonterait au besoin le dégoût que lui inspire la famille Bastide (Bazar) pour avoir la joie de tou- cher une bosse. Bienheureuse superstition! Oui, ma foi ! vive la superstition si elle peut mettre terme à une antipathie sans cause, Tantipathie que vous manifestez contre cette « petite puante » de Bastide (Bazar). Au fond qu'est-ce que c'est au juste qu'une « petite puante »? Je n'en sais rien, mais voilà une heureuse supers- tition si elle nous aide à aimer la petite puante et son fils bossu. Une simple pitié serait peut-être plutôt souhaitable que cette heureuse superstition, mais la pitié est une autre faiblesse : entre deux faiblesses choi- sissons la moins dangereuse. La supersti- tion est une naïveté charmante chez une vieille dame tandis que le manque de pitié dénote une de ces fermetés de caractère à la mode anglaise qu'on nous recommande beaucoup dans les journaux féminins et élégants depuis quelques années (et qu'on a bien raison de nous recommander). Soyons fermes ! Mais dites-vous, Mme Ga- erelin est plutAt craintive ; elle a peur de 48 LE CABINET NOIR fréquenter les consanguins d'un aliéné. Ah ! pardon ! la fermeté n'exclut pas la pru- dence et cette crainte salutaire prouve: 1*» Qu'elle connaît des lois de l'atavisme (qui dit que les femmes sont ignorantes ?). 2° Qu'elle sait les appliquer en toutes cir- constances. Vous me dites que cette dame est un peu frivole pour son âge. Soyons raisonnables, je vous prie I de quelle frivolité me parlez- vous là ? Je ne comprends plus. .. il s'agit d'une de ces lettres de famille où une mère épanche le trop-plein de son cœur. Qui vous dit que s'il fallait être philosophe, scientifique et dogmatique, Mme Gagelin ne pouvait pas l'être autant que vous et moi ? Mais pourquoi voulez-vous, n'est-ce pas qu'une mère parle à sa fille « philoso- phie, science et morale ». Vous seriez les premiers à en rire. Les femmes françaises. Dieu merci, ne font pas les bas bleus hors de propos, comme les Américaines, les An- glaises et les Allemandes. De quoi voulez- vous qu'une mère parle à sa fille? de vertu, de religion, d'éducation ?Mais tout cela est sous-entendu, c'est connu ! alors !! ne trou- LE CABINET NOIR 49 vez-vous pas plus joli de transmettre à vos enfants le goût du chic? d'armer sa fille de ces moyens de défense que la femme a contre rhomme, des soins charmants de vos avan- tages. D'ailleurs votre accusation de légè- reté tombe d'un seul coup, voyez les con- seils d'une mère à propos des domestiques ! C'est là que se révèle la fermeté d'une vieille dame qui n'est pas dupe de son cœur et ne connaît que son devoir. Cette vieille bourgeoisie française est digne de l'admi- ration de l'univers. On dit nos femmes trop tendres ! Ah ! mon Dieu ! tendres, oui, certes ! tendres, je ne dis pas non ! mais lorsqu'il s'agit de l'ordre, de la discipline et de l'économie domestique, oh I qu'elles savent être féroces ! et comme elles ont raison! et qui donc m'affirmait un jour qu'elles sont ridicules en matière d'éti- quette. Tiens ! qui donc conserverait ces cadres de la bourgeoisie qu'on a eu tant de mal à obtenir si ce n'était elles ? Ce n'est pas vous, toujours ! messieurs, avec vos ignobles coudoiements d'affaires et de ca- fés. Et puis à quoi servirait d'avoir compris les honneurs et l'argent si ce n'était pour 4 50 LE CABINET NOIR s'en servir. Qu'il s'ensuive un peu de mé- pris injustifié de-ci de-là, mon Dieu ! on ne fait pas l'omelette sans casser les œufs ! un peu de despotisme même ? Ici je vous arrête ! C'est la question du tabac qui revient. Eh bien I quand on est sûr d'avoir raison, c'est bien le moins qu'on fasse triompher ses opinions. Or le tabac est nuisible ; il fait perdre la mé- moire, arrête les battements du cœur et détermine un cancer. En tout cas il n'est pas indispensable et j'approuve Mme Ri- miny-Patience d'en interdire l'usage chez elle. D'ailleurs l'exercice du sacrifice n'est jamais inutile. Un homme doit savoir souffrir. Il n'est pas mauvais du tout qu'une femme ait de l'autorité dans la maison, d'abord elle est plus fine que l'homme, ce n'est pas douteux et puis il y a la question de la galanterie, de la politesse dont per- sonne, en France, je suppose, ne niera l'in- fluence civilisatrice. Et puisque nous sommes sur ce chapi- tre, je voudrais bien dire leur fait à cer- tains mysogines qui se vengent de n'avoir jamais su plaire aux femmes en les déni- LB CABINET NOIR 51 grant partout. N'avez-vous jamais entendu ces goujats prétendre que la femme est un être ridicule, exagéré, ne pensant qu'au luxe et au plaisir ? etc.. etc Parbleu I exagéré ! qui ditcela ? des hommes qui n'ont jamais été capable de s'enthousiasmer pour rien. « C'est la preuve d'un esprit médio- cre de louer toujours médiocrement », dit Labruyère. Croyez-moi ! savoir s'emballer pour la forme d'un «col bateau un peu mou et fermé par un faux bouton » c'est aussi savoir s'emballer pour les nobles causes : qui peut le plus, peut le moins. « Le col ba- teau mou » ! ce n'est pas rien, c'est la ques- tion du luxe que vous soulignez là. Or, avec ça que le luxe n'est pas la fortune d'un pays ! Aimer le luxe, c'est un signe de grandeur d'âme. Juger les gens d'après leur plus ou moins de luxe, c'est juger leur capacité de gagner de l'argent et ga- gner de l'argent au fond c'est toute la vie, hein ? Et puis comment juger les gens autrement ? Je sais bien qu'à inoculer l'amour du luxe à vos enfants on peut les amener à la mollesse, et notamment les filles, à l'adul- 52 LE CABINET HOIR tère, au divorce, à la haine, à l'abandon des enfants. Oh! bien entendu ! mais si vous allez par là tout mène à ce que vous dites. Et la misère donc ! on les connaît les promiscuités des mansardes, les drames de la misère, on la connaît la vertu des pauvres gens. De quoi diable nous parlez- vous là ? Allez, croyez-moi, ce sont les mères qui ont raison ! Soyez sûrs que rien ne remplace l'expérience des cheveux blancs et votre lourde philosophie alle- mande n'ajoutera rien à nos facultés d'in- tuition, de divination, d'impressionnabi- lité, etc., quasi merveilleuses, à nos haines et à nos amours inexplicables mais toujours préventives, le tout caché sous une appa- rence frivole. Un grand homme l'a dit : a Une femme d'esprit a toutes les qualités d'un honnête homme et les charmes d'une femme » ; et toute femme est, plus ou moins, une femme d'esprit. Oui, Mme Vve Gagelin est une femme d'esprit. Gela je ne le nie pas. En tout cas elle aime à s'amuser. Le mot « amusant » revient dix fois dans ses lettres. Or, aimer à s'amuser n'est pas comme on peut le LE CABINET NOIR 53 croire l'indice d'un manque de réflexion et de conscience mais au contraire le signe d'une grande profondeur. Combien de gé- nies illustres ont aimé à s'amuser sans ces- ser d'être pour cela des génies. Plusieurs même de nos ministres aiment à s'amu- ser. Alors ?? En conclusion, messieurs ! prenez tou- jours conseil de vos femmes avant d'agir et aussi de vos belles-mères si elles res- semblent à Mme Vve Gagelin. N'écoutez qu'elles surtout quand il s'agit d'élégance, ce patrimoine sacré de la France. CHARITABLES LIENS DE FAMILLE LETTRE A Mlle ADELAÏDE BERNARD propriétaire, Clos-René, Le Blanc-Sainte-Même, par Gaéret (Creuse). Ma Tante, Vieille chipie, je vous avertis d'avoir à vous taire dans les calomnies que vous débitez sur mon compte: autrement, autre- ment je déposerai une plainte au Procu- reur de la République. Ah ! ça ! qu'est-ce que ça signifie? vous êtes donc aussi to- quée vieille que vous étiez étant jeune? Alors c'est moi qui ai cambriolé votre sale bicoque ! Oui, j'ai su par une lettre de Virginie et de Léon que votre propriété du Blanc-Sainte-Même a été cambriolée et vous avec ! et que vous avez couru dans la campagne en chemise. Ça devait vous arriver un jour ou l'autre avec votre repu- 58 LE CABINET NOIR tation d'avarice et vous ne valez pas mieux. Ça m'est bien égal et je ne vous plains pas : je déplore pour vos héritiers que vous ayez perdu vingt mille francs et votre quincaillerie, c'est leur affaire I Mais alors ! quoi I alors c'était moi qui étais dans Tau- to ! c'était moi les hommes masqués qui vous ont mis un revolver sous le nez. Ah ! vieille chipie, vous avez de la chance que je n'habite pas Le Blanc-Sainte-Même car vous auriez reçu ma visite et en plein jour, je vous prie de le croire. A-t-on jamais vu ? on a le droit de lancer des accusations comme ça sur les gens, au hasard ? de- puis quand? N'ayez pas peur, le tribunal est là pour faire cesser ces ragots ; c'est au tribunal que je m'adresserai puisque vous n'avez pas plus de raison que la selle d'un âne sur le dos d'un cochon. Et si je veux me marier au Blanc-Sainte-Même, comme vous savez très bien qu'il a été question depuis dix ans.... Mais les vieilles perruches comme vous ne mesurent pas la portée de leurs paroles. Heureusement que le tribunal de Guéret est là ! Je serais bien curieux de savoir sur quoi LK CABINET NOIR 59 VOUS VOUS basez pour faire de telles sup- positions, vieille infamie que vous êtes. J'ai été aux bataillons disciplinaires d'A- frique à vingt ans. Eh bien ! et puis après? alors vous croyez comme ça que tous les soldats d'Afrique sont capables de cam- brioler même des vieilles perfidies comme vous êtes. Oui ! je pense que dans votre village on se fait des idées de ce genre, mais moi je pose en principe qu'il y a aux bataillons d'Afrique plus d'honnêtes gens que tous les hypocrites de Blanc-Sainte- Même, car vous ne savez pas ce que c'est que la discipline militaire. J'ai donné une giffle à un sergent à vingt ans. Et puis ? c'est-y raison pour que je sois montré du doigt par toutes les familles Bernard, Mau- guin, Borderel et les Bachet. Et puis, la faute à qui si j'ai donné une gifïle à un sergent, hein? Votre faute à vous, vieille avarice personnifiée, si vous aviez eu l'idée d'aider le fils de votre sœur, orphelin, à faire des études ou à apprendre un métier au lieu de ne penser qu'à acheter des hec- tares de terre pour vous arrondir, je n'au- rais pas été obligé de m'engager, ne 60 LE CABINET NOIR sachant quoi devenir, vieille sorcière I Maintenant vous me considérez comme un homme perdu parce que j'ai été il y a dix ans casser des cailloux à Biskra. Vous êtes une menteuse, une effrontée et une vieille imbécile, c'est ce que j'ai de mieux à vous offrir. Virginie et Léon m'écrivent que je n'hé- riterai pas un sou de vous et que c'est une affaire faite puisque vous avez donné la nue-propriété à une famille Legendre. La belle avance que les héritages puisqu'on est obligé de donner tout à l'Etat, 80 0/0 et les frais. Vous comprenez bien que je vous connais trop pour avoir compté sur un sou de votre part. Je l'ai dit à assez de gens au Blanc-Sainte-Même et ailleurs : « Ma tante Adélaïde ne donnera pas un sou à ses neveux ! » Vous aviez la rage contre ma mère I parce qu'elle était mariée et vous vous étiez restée fille, et puis vous ne pardonniez pas à mon père d'avoir tout mangé en inventions. Ça, les vieilles per- ruches comme vous ne le pardonnent pas. Alors forcément c'est les enfants qui trin- quent. Donc ce n'est pas les histoires d'hé- LE CABINET NOIR 61 ritage qui me font marcher dans un sens ou dans l'autre. Libres à Virginie et à Léon de rager comme ils font tous les deux parce que vous avez donné votre terre à des étrangers, des peloteurs, probable- ment, qui ne sont pas même du pays ! Moi, n'ayant jamais compté dessus, que voulez- vous que ça me fasse? Ce qui est fort, c'est que vous essayez de faire passer votre neveu pour un voleur au lieu de Tai- der à se réhabiliter après un malheur. Mais famille ou pas, ça ne pèse pas lourd aujourd'hui. Eh bien! j'ai à vous dire une bonne chose, c'est que je n'ai pas eu besoin de personne pour me réhabiliter car j'ai une situation comme représentant de com- merce dans la région de Périgueux. Mais, femme de malheur, vous ne voyez pas que j'aurais pu me marier avec Marie Brenneur qui m'attend depuis dix ans ! Qu'est-ce que vous avez fait avec vos tracasseries d'idiote. Oh ! mon Dieu ! qu'est-ce que j'ai fait pour être dans une situation comme celle-là au moment de me marier avec Marie Brenneur qui m'a attendu dix an- 62 LE CABINET NOIR nées! Elle ne voudra jamais d'un cambrio- leur maintenant ! Voilà votre ouvrage, vieille fille sans cervelle ! Oh ! mais, n'ayez pas peur! J'écrirai à sa famille et comme il faut. Quant à votre conduite, c'est de la calomnie ou je ne m'y connais pas. Mais les tribunaux sont là. Pour le moment vous pouvez trembler, vieille per- ruche, car les huissiers vont marcher et tout le diable et son train. Je ne vous salue pas, vieille toupie. Votre neveu, Albert Delacoub, Représentant de la maison Hippolyte Marchenoir et fils, 4» boulevard de la Gare, Périgueux. P. S. — Je dois dire aussi que du côté de Virginie et de Léon il y a du louche, car pourquoi ont-ils attendu trois ans pour me faire connaître l'affaire? COMMENTAIRES Qui saura jamais ce que furent les cam- brioleurs de Mlle Adélaïde Bernard. Cette demoiselle occupe au Blanc-Sainte-Même une petite maison à tourelles au milieu de jardins à espaliers. Il y en a d'autres pa- reilles dans le canton, mais celle-là est unique par son isolement. En effet à 5 kilo- mètres à la ronde, on ne trouverait ni petite maison ni grande, ni tourelle, ni ferme, ni chaumière, fût-ce le plus pauvre abri de bûcheron. Quelle idée d'aller ni- cher dans ses solitudes quand on est une demoiselle âgée, une faible femme? Quelle idée ? Pourquoi pas ? au fait pourquoi pas ! les habitants de Guéret sont paisibles et dans leurs environs personne jamais n'en- tendit parler de vols ni d'assassinats, dès lors, que craindre ? Mlle Adélaïde Ber- nard hérita cette maison de son père, elle 64 LE CABINET NOIR l'habite comme son père l'habita : chaque coin du jardin abrite ses souvenirs d'en- fance, chaque pierre delà maison pour elle a son histoire. Ne croyez pas sur la foi d'une lettre de cet enragé neveu que Mlle Adélaïde Bernard ne soit qu'une avare insensible au charme du souvenir. Adélaïde peut avoir le goût de la terre, le désir de s'enrichir en même temps que le culte du souvenir, elle peut l'avoir et elle l'a, la chère demoiselle. Son ombrelle ou son parapluie ou son en-cas que l'on aper- cevrait dans la verdure s'il y avait des voi- sins ou des passants s'arrête souvent de- vant un vieux mur ou tel coin de parterre qui n'a pas changé depuis trente-cinq ans et les esprits familiers de cette patrimo- niale demeure sont les discrets témoins de son émotion. Quoi ! pas un jardinier ? pas un domes- tique ? pardon I tous ces gens-là couchent dans le grenier,l'appentis, voire au fond du jardin. Oh ! les cambrioleurs ! ils connais- saient bien les aîtres. Ils les connaissaient ces cambrioleurs uniques dans la région de Guéret et c'est ce qui a suggéré cette LE CABINET NOIR 65 perfide hypothèse du neveu. 0 cambrio- leurs mystérieux I j'ai été mis au courant de cette affaire non par les tribunaux qui l'ignoreront toujours en dépit des menaces d'un neveu blessé dans son amour-propre, mais par un des habitants du Blanc-Sainte- Même où j'ai quelques terres de plaisance. Hélas 1 ce qu'étaient les cambrioleurs d'Adélaïde Bernard, j'ai peur qu'on ne le sache jamais. On dort bien au Blanc- Sainte-Même et nul n'a vu même en rêve la criminelle auto avant le forfait. Après I oh ! après, c'est autre chose : on en a vu plusieurs 1 des autos insoupçonnables : l'auto d'un député de Guéret, l'auto du médecin de la Mâlerâye, l'auto de M. Dé- gany, le marchand de cordes. Vous ne vous figureriez pas tout ce qui peut pas- ser d'autos sur une route innocente le len- demain matin d'un cambriolage. Quand le téléphone et le télégraphe eurent fonc- tionné il ne resta plus qu'une voiture mé- canique douteuse sur les routes carros- sables qui vont du Blanc-Sainte-Même quelque part, c'était une voiture méca- nique qui fut arrêtée à Glermont. Voyez 5 66 LE CABINET NOIR l'utilité du télégraphe et de la gendarme- rie I Quelle civilisation ! Vraiment c'est un malheur que nos ancêtres n'aient pas connu ces commodités. Donc il ne resta plus qu'une auto : elle ne contenait que quatre dames âgées à visages croûteux et cicatrisés ; trois dames conduisant la qua- trième mourante je ne sais où. On n'osa pas fouiller leurs amples manteaux noirs en forme de chasubles on n'osa pas déran- ger une mourante et trois bonnes per- sonnes. Je ne peux qu'approuver tant de discrétion : le respect de la maladie et de la mort est le dernier qui reste à notre société féroce : je ne contribuerai pas en blâmant notre excellente police à enlever la suprême pudeur de nos générations. J'ai dit qu'on n'a point su retrouver les voleurs et c'est la vérité toute nue. Donc, ne regardez pas à la fin pour connaître l'issue de cette affaire. Je n'écris pas un roman et je n'ai pas préparé un mystère pour vous donner la joie de le voir dis- sipé. Un gendarme de Clermont est per- suadé que les quatre dames étaient quatre déguisements. LB CABINET NOIR 67 « Pourquoi alors n'avoir pas demandé les papiers ? dit son lieutenant. Ah ! vous ne répondez pas ! vous êtes en faute. On va les retrouver pour réparer cette négli- gence. » Etle télégraphe fonctionne, le téléphone aussi, et une foule de policiers et de gen- darmes se remuent. Ah oui ! Ah ! on re- trouva bien l'auto mais elle ne contenait que le chauffeur. C'était un chauffeur un peu niais qui dirigeait une auto de loca- tion. Selon lui ces dames avaient pris à Riom le train de Paris. Et l'affaire est « classée » I elle est classée comme bien d'autres affaires. Ah ! public, tu ne sau- ras jamais combien d'affaires sont classées car on ne te parle guère que de celles qui ne le sont pas ; Ton se tait vite sur les autres. Faisons comme la police classons l'affaire du Blanc-Sainte-Même I classons I classons ! Virginie et Léon Bernard habitent au Blanc-Sainte-Même, ils vendent de la fa- rine en gros, des engrais, des phosphates et différents produits chimiques ou natu- rels. Farines et Phosphates Léon Ber- 68 ;LE CABINET NOIR nard et Cie. Gros et Détail. Commission- Exportation. Ce sont les neveux d'Adé- laïde Bernard. Ils sont connus depuis longtemps dans le pays. « C'est bien étrange qu'on ait rencontré le cousin Albert Delacour à Guéret et qu'il ne soit pas venu nous voir. Car enfin !... il a beau être un mauvais gars, c'est un parent ! » Voilà ce qu'ils disaient, les malicieux I voilà ce qu'ils disaient les cousins per- fides ! Et ils disaient aussi : « Il faut croire que le cousin a fait for- tune car il a une auto ! On le rencontre en auto la nuit. » Bien entendu ce n'est pas à la tante Ber- nard qu'ils parlaient. Voyez-vous que la tante les accuse de jeter le discrédit sur un cohéritier pour augmenter leur part? non I non ! ils déposaient le grain de la bonne parole dans des terrains fertiles, des ter- rains qui rendent cent pour cent ; ils dépo- saient la bonne parole dans l'oreille d'Amé- lie Vaillant, la pieuse demoiselle qui dis- tribue les « faire-part » d'enterrement et bavarde à toutes les portes, ou encore LB CABINET NOIR 69 dans l'oreille de Louise Simon qui coud à la journée chez les bourgeois, t Elle n'a pas la langue cousue, cette couseuse-là » dit-on de Louise Simon. Et le fait est que personne ne connaît mieux les nouvelles que Louise Simon. Ces deux dames ajou- taient les commentaires utiles. Virginie Bernard disait encore de son cousin ab- sent et innocent : « Albert Delacour n'a pas de bonnes relations. On le rencontre avec trois hommes peu recommandables ! » Or à leur visite du Jour de l'An, la tante Adélaïde disait à ses neveux Virgi- nie et Léon : (( Mon Dieu ! mes enfants ! pourquoi ne m'avoir pas annoncé qu'Albert a passé par Guéret ? — Nous ne voulions pas te faire de peine en te rappelant ce malheureux, ma tante. — J'en sais long sur son compte, mes enfants. — Oh ! mon Dieu ! pourvu qu'il n'ait pas fait encore quelque sottise ! — Je me refuse à croire qu'il ait été 70 LE CABINET NOIR jusqu'à venir voler sa tante la nuit ; ce- pendant.... — Albert n'est pas mauvais mais c'est un cerveau brûlé, dit Virginie. — Qu'a-t-il fait depuis les compagnies d'Afrique ? Oh I rien de bon probablement sans quoi on l'aurait su ! » ajoute Léon, le perfide qui sait fort bien par les propos des voyageurs de commerce que Delacour est leur collègue. Passez ! passez, mois et semaines ! pas- sez mois et journées des mois. Le soleil se lève et se couche ; sur la terre on en fait autant. Vivons notre journée, l'autre vien- dra demain. Le printemps mutin fait pous- ser de coquettes fleurs roses sur les espa- liers de la tante Adélaïde ; insensiblement l'été a chargé les arbres autour des fermes qui sont à la tante Adélaïde. La tante Adé- laïde se promène avec M . Legendre ; elle redresse un rosier : « Tenez-moi mon om- brelle, Legendre ! » elle réfléchit devant les tomates, elle déclare qu'on n'aura pas de citrouille parce qu'il n'a pas plu. Un dimanche ses neveux sont là : « Il y a quelques temps que j'ai décidé de déshéri- LB CABINET NOIR 71 ter Albert ! Albert Delacour est déshé- rité. » Mlle Adélaïde sourit. M. Legendre sourit. Oh ! à peine ! c'est à peine si M. Legendre a souri ; il a souri comme le pétale de rose froissé par une abeille. a A tout péché miséricorde, dit l'hypo- crite Virginie. Albert Delacour a commis ce vol parce qu'il était bien pauvre. — Que dis-tu là, Virginie! Je considère Albert comme un bandit des galères. On pardonne le vol d'un pain, ma fille, mais on ne pardonne pas l'auto et le revolver. Oh ! m'avoir fait courir en chemise sur la route de La Mâlerâye. Non I ce sont des choses qui font rougir une famille ! » Pauvre Albert ! vous ne vous doutiez pas de toutes ces imaginations fantasti- ques. La tête d'Adélaïde Bernard avait bien travaillé depuis quelques mois. Nos vieilles demoiselles si raisonnables en général trouvent beaucoup d'imagination quand leurs intérêts et leurs sentiments sont en jeu, et dame ! tant pis pour celui qui en est la victime. J'ai dit que c'était un dimanche. Oui c'est un dimanche que Mlle Adélaïde Ber- 72 LE CABINET NOIR nard parla de son testament. Or, le lundi y suivant les Bernard (phosphates) allaient/ voir le notaire, leur ami, maître Dutilleul/ « En somme, depuis le temps qu'elle éco- nomise, elle doit être bien riche. Albert Delacourest déshérité, c'est elle-même qui nous l'a dit hier. — La fortune de ma cliente est exac- tement un revenu de vingt-trois mille sept cent soixante-quatorze francs. Je suis autorisé à vous le dire comme clients. Mais, je puis vous dire en toute confidence, puisque vous êtes mes amis, ma cliente a fait don de ses terres à la famille Legen- dre — en nue propriété, s'entend — pour éviter les droits de succession. »- « Hélas, mon Dieu, avoir échafaudé une si belle machine, avoir fait cambrioler sa tante par un camarade de régiment pour accuser le co-héritier, avoir fait tant de frais pour cette entreprise et qu'un jour une pauvre petite phrase de notaire vienne vous dire : « Inutile ! » Crime inutile ! mal inutile ! (le mal est toujours inutile) . Oh ! conscience! que tu nous fais souffrir quand nous cessons de te faire taire I A LB CABINET NOIR 73 nos repas, à nos sombres soirées d*époux sans enfants, à nos veilles, que de projets jadis ! que de propos sérieux : « Virginie, commerce vendu, nous retirerons-nous dans la bicoque de la vieille ou bien dans ton pays, là-bas à Montargis ? — Léon, pour surveiller tes fermes, il vaut mieux que tu restes au Blanc. — J'ai mon notaire, Virginie. — On sait ce que c'est que les tiers. — Ne préfères-tu pas Paris à Mon- targis ? — On ne peut pas avoir une auto à Paris et je tiens à l'auto. » llélas, mon Dieu I qu'une pauvre petite phrase de notaire vienne détruire une vie ! pauvre petite phrase si cruelle. Eh bien, la lame qui perce une poitrine, elle est une petite lame •aussi ! et le couteau de la guillotine qui châtie les criminels, il fait plus de mal aussi qu'il n'est gros. Oui ! elles sont muettes les grandes douleurs quand on y pressent les châtiments du ciel et Baltha- zar bravant son Dieu à table devient muet devant les lettres de feu de la muraille : Mane^ thecel, /?Aarès. Léon, dont la figure 74 LB CABINET NOIR tend à la couleur des nègres, en sortant de chez le notaire était café au lait. Et Vir- ginie, la silencieuse Virginie! Virginie qui jamais n'a pleuré de sa vie, parfois une petite larme sautait toute ronde de ses yeux. Nous avons l'électricité au Blanc- Sainte-Même, pas le gaz ! non ! mais l'é- lectricité. Dire comment cette électricité nous vint, ce n'en est pas le lieu ; cela pourrait faire le sujet d'un récit à part ; pour le moment, je ne veux pas abandonner Virginie et Léon. Virginie, en tournant un bouton électrique, manquait rarement une réflexion aux dépens du maire routinier : a Nous l'avons eue tout de même : ce que c'est que la patience » ou « que le maire s'éclaire au pétrole si ça lui fait plaisir, l'électricité est bien plus commode! » Mais aujourd'hui en allumant le bec du Bureau- Caisse, Virginie est comme une morte. Pas un mot ! pas un mot contre les Legen- dre ! pas un mot contre la tante ! Elle se baisse devant le casier, elle prend un papier à en-tête commercial : Farines et Phosphates Léon Bernard et Cie. Elle prend cette feuille comme une morte pren- LR CABINET NOIR 75 drait une feuille si une morte pouvait prendre une feuille et elle écrit ! elle écrit comme une morte écrirait si une morte pouvait écrire. Léon est debout derrière Virginie ; il» ne se regardent pas, ils ne se parlent pas. Virginie écrit : A Monsieur Albert Delacour représentant de commerce maison Marchenoir, à Périgueux. Cher Cousin, (( J'ai à t'apprendre que tu n'auras pas un sou de la tante, car tout est donné. C'est une famille qui n'est même pas du pays qui a tout. Les Legendre! en nue propriété. J'ai à t'apprendre que tu es bon à jeter aux chiens pour la tante, car en conséquence de son cambriolage il y a trois ans, cette vieille folle a le toupet de te mettre sur le dos ce cambriolage. Proba- blement tu n'as pas su qu'ils sont arrivés la nuit à quatre pour lui mettre le revolver sous le nez, des hommes avec des mas- 76 LE CABINET NOIR ques. On lui a pris les bijoux de famille et vingt mille francs en billets et elle a couru après ça en chemise sur la route de La Mâle- râye. La police n'a pas mis la main des- sus. Maintenant cette vieille folle a le tou- pet de dire que c'est toi qui a fait le coup. Léon et moi nous pensons que ça pourrait te faire du tort si tu es toujours dans tes intentions sur Marie Brenneur. Tu n'étais déjà pas trop bien vu depuis ton affaire du régiment. Mais Léon et moi nous pensons bien que tu rentreras sa langue comme il faut à cette vieille folle. Le tribunal n'est pas là pour des prunes et nous sommes là, comme témoins, car elle a dit plusieurs paroles d'accusation qu'elle pourrait payer cher, et toi, tu peux bien prouver que tu n'es pas même venu au pays et lui faire cracher des dommages et intérêts. a Léon te fait ses amitiés ainsi que moi. « Ta cousine, « Virginie Bernard. » -- Pourquoi as-tu écrit cette lettre? demande Léon. — Pour la honte qu'elle aura au tribu- LB CABINBT NOIR 77 nal. Si elle crache pour les dommages et intérêts c'est toujours ça de moins pour les Legendre. » M. Legendre disait à la tante : a Vos neveux sont allés chez le notaire s'enquérir de votre avoir, ils n'ont d'affec- tion que pour vos écus. — J'ai reçu une lettre d'Albert Delacour qui me donne bien à réfléchir. S'il est innocent, je suis bien coupable envers lui. Quelle idée avais-je de l'accuser ? ' — Ce sont les Bernard-Phosphates qui vous ont mis ça dans la tête. Je ne vou- drais pas vous dégoûter de votre famille car, comme on dit, entre l'arbre et l'é- corce, il ne faut pas mettre le doigt, mais Virginie et Léon sont capables de tout. — Ils ont peut-être monté l'affaire du vol pour faire accuser Albert ? — Je n'en mettrai pas ma main au feu. — Quel malheur à une pauvre femme d'être seule au monde, mon Dieu I — Nous sommes là pour vous protéger, bonne demoiselle. — Oh ! je ne doute pas de votre affection, mais on a raison de le dire : la fortune ne 78 LE CABINET NOIR fait pas le bonheur, et même elle fait le malheur. La tante répondit à la lettre d'Albert Delacour qu'elle avait de grands torts envers lui, qu'elle lui envoyait une bague à diamants qui venait de la cousine Elodie, qu'elle regrettait d'avoir donné son bien aux Legendre, qu'elle irait voir la famille de Marie Brenneur pour arrianger son mariage. Ce mariage ne se fit pas. ILS EN ONT RI ENSEMBLE AU CAFÉ « Charles ! f Après ce qui vient de se passer, j'éprouve le besoin de vous écrire. Hélas ! ce n'est plus le temps des culbutes sur la plage, le cadran de nos cœurs marque une heure plus grave. Vous l'avez compris, Charles ! Un auteur dont je ne sais plus le nom l'a dit : on ne badine pas avec fa- mour I Vous avez badiné avec le mien. Je n'ai plus de piano : pourquoi, ou plutôt pour qui ? Il y a trois sortes d'intérieurs : l'intérieur coquet, l'intérieur sérieux, l'in- térieur artiste. Vous n'aimez pas le laqué blanc ! Vous avez la responsabilité des changements : mon intérieur était coquet. Nous avons commencé par des plaisanteries d'ombrelle sur la plage : aujourd'hui vous me dites que j'ai pesé sur votre destinée et que vous devriez être aux Chargeurs-Réu- nis. Croyez-vous que cène soit rien d'avoir changé mon mobilier parce vous n'aimez pas le laqué blanc ? d'avoir vendu mon 82 LE CABINET NOIR piano parce que je ne peux pas résister au besoin de tapoter. Vous me dites : « Tu m'as brouillé avec ma mère pour la vie. » Charles ! vous oubliez que je suis restée sept mois sans faire entrer un œuf dans la salle à manger sous prétexte que la vue d'un œuf vous donne des vomissements. J'ai l'esprit de sacrifice, Charles. Je suis blonde ; vous le savez, ma blondeur ne doit rien aux artifices du coiffeur : toutes les blondes ont l'esprit de sacrifice. Un ami à moi le disait — un de ceux que vous avez chassés par vos sarcasmes. C'était un homme charmant qui récitait agréable- ment les monologues. 11 disait aussi que les cheveux qui ondulent naturellement sont un signe de patience. Ainsi, vous voyez comme il est intelligent. Vous avez chassé ma femme de chambre ou c'est tout comme. Cette fille vous déplaisait. J'avais un tapis de table en velours de Gênes : il est au grenier dans ma maison du Tréport, parce que vous l'avez brûlé avec votre cigare. Pensez-vous qu'une femme qui se pique d'élégance puisse conserver un tapis de table brûlé ? Elle ne le peut pas. Charles I LE CABINET NOIR 83 Je VOUS rends justice : vous avez cherché dans tout Paris une étoffe pareille à celle de mon tapis de table. Mais l'avez-vous trouvée? non, Charles, vous ne l'avez pas trouvée. Dès lors à quoi bon ? Aujourd'hui vous venez me dire : « J'ai manqué pour vos beaux yeux un mariage de quatre cent treize mille francs ! » Charles, au lieu de me remercier pour la noblesse de mes sen- timents, vous me faites des reproches. Non ! je n'ai pas voulu qu'un homme que j'ai aimé, que j'aime encore devînt vil à mes yeux de femme. D'où venait cet argent ? il venait de gains indignes de la réputation d'un homme à peu près.... La pureté de mon amour vous a préservé d'une infamie. Mais croyez-vous que je ne connaisse pas votre mépris pour les fem- mes ? Croyez-vous que je n'en souffrais pas dans mon amour-propre ? Croyez-vous que je ne souffrais pas quand vous arriviez en retard de plusieurs minutes, sans égard pour une femme libre et aimante et qui s'était donnée, fîère de tromper celui qu'elle n'aimait plus pour celui à qui elle le sacrifiait. Vous avez quelquefois du tact, 84 LB CABINET NOIR Charles, Dieu merci, vous ne m'avez jamais reproché de vous avoir fait briser une ami- tié utile. Mais écoutez-moi, Charles, je n'ai pas besoin de tact. Je suis femme et la femme est un être de passion irréfléchie. Aristide que j'ai quitté pour vous était un homme d'avenir et vous n'avez jamais réussi à entrer aux Chargeurs-Réunis, malgré votre diplôme de docteur en droit. Je ne vous fais pas de reproches mais ne parlez pas de sacrifices à une martyre de l'amour. Ne vous permettez pas de vous plaindre alors que je n'ai même plus mon pauvre piano pour chanter d'un cœur brisé. Rache- tez un piano, me direz-vous ! les pianos sont hors de prix et qui me rendra les doigts du couvent pour en parcourir le clavier. Dès lors à quoi bon ? c'est comme pour les plantes d'appartem^^nt. Qu'est-ce que je n'aurais pas donné pour conserver mon araucaria? Mon araucaria vous dé- plaisait. C'est au point que j'avais envie de vous mettre, comme on dit le marché au poing : lui et moi ou rien ! mais je vous aimais et je suis une femme de tact. Je n'aime pas le ridicule. J'avoue que je LE CABINET NOIR 85 VOUS ai aimé jusqu'à sacrifier mes goûts artistiques. Les goûts artistiques pourtant, Charles, font la noblesse d'une vie de femme etcestcequinous sépare de la bête. Ah ! non, ce n'est plus le temps des cul- butes, ce n'est plus, ce n'est plus le temps des jeux d'ombrelle. Vous m'avez tyranni- sée et c'est maintenant queje m'en aperçois, tant il est vrai que l'Amour est aveugle. « Vous m'écrivez : « Vous m'avez chassé de votre vie après avoir brisé la mienne! » J'aime beaucoup votre manière d'écrire et je conserverai toutes vos lettres malgré l'imprudence, car personne n'a rien à y voir. Mais quand vous ai-je chassé de ma vie ? Est-ce que ce n'est pas vous qui êtes parti parce que Aristide est revenu. Vous dites qu'Aristide est de nouveau mon amant. Quelles preuves avez-vous ? et quand même vous auriez des preuves qu'est-ce que ça prouverait ? Aristide est revenu parce qu'il n'habite plus Montfort- sur-Meu étant brouillé avec la famille de sa femme. Aristide est mon grand ami et si — ce que je ne veux pas supposer — si Aristide était ce qu'on appelle « un amant » 86 LE CABINET NOIR je VOUS demande si c'est une raison pour me reprocher d'avoir brisé votre vie ? Suis- je femme à briser la vie d'un homme ? où avez-vous pris que je fusse une femme sans cœur ? quand m'avez-vous vu faire souffrir qui que ce 8oit ? ne m'avez-vous pas vu faire Taumône ? mon Dieu, demandez seu- lement à mes domestiques comme ils sont traités chez moi. Est-ce que j'ai fermé les yeux quand je me suis aperçue que Maria Vaillant me volait ? est-ce que je n'ai pas marié Yvonne avec le cocher de Mme Pro- taize? est-ce que je fais une rente à ma mère ou non ? n'ai-je pas établi mon frère Edouard ? N'ai-je pas donné deux cents francs aux sinistrés du paquebot VElan. Alors ? qu'avez-vous à me reprocher du côté cœur. Croyez-vous après cela que je sois femme à briser la vie d'un homme ? Ah ! non ! ce n'est plus le temps des cul- butes et des jeux d'ombrelle! nous sommes devant la vie comme deux malheureux qui se sont pris par amour. Et maintenant ! jugez-moi ! Non, Charles, ma maison ne vous est pas fermée, ne le croyez point. Vous me ferez toujours plaisir en venant LE CABINET NOIR 87 me voir. Croyez que ce qui reste d'amour dans mon cœur me fera oublier la cruauté de votre dernière lettre et celle de votre attitude. « Celle qui est toujours votre amie, « Anna Bourdin. » COMMENTAIRES Il faut reconnaître que l'intérieur d'Anna Bourdin était coquet, mais jusqu'à quel point doit-on admettre avec la maîtresse de Charles que celui-ci soit pour quelque chose dans le chambardement auquel il est fait allusion plus haut ? Non, Anna Bour- din, soyez franche ! n'est-ce pas vous qui avez été frappée de ce que Mme Protaize vous avait dit : « Le laqué blanc ne se fait plus ! » De même pour le piano ! pourquoi rendre Charles responsable de ce dégoût du piano ? Charles aime la musique, mais avouez que la vôtre n'était pas supportable. Il n'est guère agréable d'entendre ânonner une chanson de Mayol avec un ou deux doigts. Or jamais Charles n'a proféré une 88 LB CABINET NOIR plainte au sujet de vos amusements musi- caux, c'est vous, permettez-moi de vous le dire, c'est vous qui avez été un soir attris- tée par le talent de Mme Protaize la- quelle joue vraiment assez allègrement les valses, les tangos et mêmes des fragments de Manon. Vous avez vendu votre piano par rage ou bouderie, n'ayant ni le courage de tra- vailler pour l'Art musical, ni celui d'en- visager froidement la supériorité évidente de votre amie Mme Protaize dans ses exercices. Quant à la question des amis chassés par ce pauvre Charles, laissez- moi rire. Vous étiez à cette époque très amoureuse de Charles, je le sais ; vos amis essayaient de vous détacher de lui pour des raisons que je n'ai pas à appro- fondir ici : vous avez préféré l'amour à l'amitié, ce qui est très naturel, et pour établir l'autorité amoureuse, vous avez établi la solitude à deux. Je n'insiste pas sur la femme de chambre qui connaissait trop bien un passé que vous vouliez oublier. Je n'insiste pas davantage sur le tapis en velours de Gênes, les torts sont ici du côté LE CABINBT NOIR O^ de Charles, il a brûlé le tapis en velours de Gênes et qui plus est, il a menti en vous faisant croire à des démarches faites dans le but de le remplacer : il n'en a pas fait une seule. Quant à l'araucaria, vous y teniez surtout parce que c'était un cadeau d'Aristide et c'était pour la même raison que Charles n'y tenait pas. Ne parlez donc pas de vos goûts artistiques au sujet de l'araucaria je vous assure que les goûts artistiques que je ne vous ai jamais déniés n'ont rien à voir avec ce cadeau d'Aristide. Je ne dénie pas non plus vos qualités de cœur, mais est-ce à moi de vous faire observer que briser la vie d'un homme par amour et faire la cha- rité ou ne pas la faire cela ne vient pas des mêmes compartiments du cerveau ou du cœur ? Vous le savez aussi bien que moi; vous n'êtes pas innocente à ce point, ne serait-ce pas plutôt ici un peu de... comment dirais-je... de mauvaise foi. Charles vous reproche d'avoir brisé sa vie... nous allons examiner cette propo- sition tout à l'heure... que répondriez- vous bien ? c'est difficile. Allez-vous nier 90 LB CABINET NOIR que vous avez brisé sa vie ? si vouf étiez plus méchante que vous n'êtes, vous seriez flattée d'avoir eu la puissance de briser une vie (il y a beaucoup de femmes de cette force-là) mais vous n'êtes pas mé° chante. Si vous étiez aussi bonne que vous prétendez l'être, vous trouveriez dans votre cœur des mots consolateurs très doux. Mais vous êtes avant tout in- différente et Dieu sait ce qu'est l'indiffé- rence d'une femme qui n'aime plus. Et dans votre indifférence vous n'éprouvez que le besoin de démontrer votre vertu. Passons à Charles ! Charles n'avoue pas, Charles n'a jamais voulu avouer qu'il est sujet au mal de mer ! Quand on lui a proposé aux Chargeurs-Réunis une place qui nécessitait des voyages dans les cinq parties du monde. Charles qui aime le drame est venu pleurer dans les bras d'Anna Bourdin en jurant qu'il ne se sé- parerait jamais d'elle. Anna Bourdin a caressé sa tête chauve toute émue. Voilà que Charles reproche à Anna d'avoir pesé sur sa destinée : Charles est injuste. Charles dit à Anna : c Tu m'as brouillé LE CABINET NOIR 91 atec ma mère pour la rie !» Il y a du vrai dans cette assertion mais très indirecte- ment. La mère de Charles fit des observa- tions un soir à son fils parce qu'il sortait tous les soirs après le dîner. Charles ré- pondit qu'il n'était plus un enfant. La mère de Charles voulut emmener Charles chez les Talabardon, gens qui ont des amis députés. Charles dont Anna espé- rait la venue, refusa d'accompagner sa mère. Sa mère lui dit en pleurant: « Avoue-le, Charles, tu as une liaison ! — Et quand même ce serait ! tu sais bien que je ne peux mé marier puisque nous n'avons que juste de quoi vivre à deux. PenseS'tu que je vais vivre en moine ? » Sur ce la mère de Charles se trouva mal ou presque, Charles prit la porte et vint habiter chez Anna Bourdin en attendant de « trouver quelque chose ». On voit par ce qui précède qu*Anna Bourdin n'est pour ainsi dire pas responsable de la brouille du plus brave homme des fils avec la plus affectionnée des mères. Parlons du mariage de quatre cent treize mille francs ! Ce mariage n'a pas plus 92 LE CABINET NOIR existé en projet qu'autrement. La mère de Charles le jour où elle apprit que Mlle Talabardon avait quatre cent treize mille francs provenant de sa grand'mère qui était aussi sa marraine, se mit dans la tête que son fils valait bien une pareille fortune par son intelligence et sa distinc- tion native et acquise. Elle émit cette pensée devant Charles plusieurs fois, et Charles prit Tair de l'écolier puni. Un jour il déclara à sa mère qu'il ne se ma- rierait pas parce qu'il ne voulait pas devoir sa fortune à sa femme. Charles vint raconter à Anna Bourdin qu'on vou- lait le marier à quatre cent treize mille francs et qu'il refusait parce qu'il n'aimait qu'elle. Ajoutons pour être véridique qu'Anna Bourdin répondit : « Accepte toujours mon chéri, tu ne serais pas le premier mari qui jurerais fidélité devant le maire avec une arrière-pensée amou- reuse. » Voilà que Charles écrit à Anna : « J'ai manqué pour vos beaux yeux un mariage de quatre cent treize mille francs I » Voilà qu'Anna lui répond : « D'où venait cet argent ? de gains indignes, etc., » LE CABINET NOIR 93 jetant Topprobre et le discrédit sur l'ho- norable famille desTalabardon. Finissons-en. Qu'est-ce qu'Aristide ? Qui était Aristide ? Quelles sont les rela- tions d'Aristide avec Charles ? Aristide est propriétaire à Montfort-sur-Meu et membre de la famille Talabardon. C'est par lui que Charles a connu Anna Bour- din : « J'ai une petite femme, mon vieux, si tu voyais ça... une femme du monde, du vrai monde et pas une petite mijaurée. Non ! une femme intelligente, pianiste. » Pendant un temps Charles fut un tiers distrayant devant un couple qui s'ennuyait. Un jour il y eut des silences, Aristide comprit qu'il était devenu une gêne et comme il était obligé de partir pour Mont- fort-sur-Meu,il s'éclipsa en galant homme. Lorsqu'il revint de Montfort-sur-Meu il tomba chez Anna et dans ses bras. Charles qui n'est pas un imbécile devina ou com- prit ; comme il avait à ce moment selon son expression un petit roman ailleurs ^ il fut indulgent pour celui d'Anna jus- qu'au jour où l'héroïne de son « petit roman ailleurs » devint jalouse ; il se 94 LE CABINET NOIR para de dignité, parla amèrement d* Aris- tide. Ces messieurs sont toujours de très bons amis, Dieu merci. Charles a même lu à Aristide la lettre reproduite ici. Ils en ont ri ensemble au café. Les femmes qui se conduisent mal se font mépriser par les hommes qui les ont le plus flattées. Il est vrai que les femmes se moquent bien des hommes, il n'y a que le diable qui trouve son compte dans ces mœurs. LETTRE D'UNE JEUNE OUVRIÈRE AU FILS DE SON PATRON Monsieur Fernand, Ma tante Jeanne dit que le chagrin fait réfléchir et alors c^est un fait certain que je réfléchis beaucoup de ce moment car j'en ai gros sur le cœur de chagrin, Mon- sieur Fernand. Ma tante Jeanne, c'est la dame qui était toujours là, même qu'elle trouve que vous êtes bien poli ! Ah ! Mon- sieur Fernand, j'ai été trop heureuse le soir de l'avenue Philippe-Auguste et ma tante Jeanne dit que ça n'arrive qu'une fois dans la vie et qu'il faut se rendre compte des choses. Mais voilà j'ai bien réfléchi et votre mère se rend mieux compte que nous. C'est triste, je vous assure, Monsieur Fernand I J'ai mis la photo de Saint-Cloudsur la cheminée dans ma chambre, j'ai mis un cadre en bois qui m'a coûté deux francs trente-cinq aux Galeries Gambetta. Ahl cherSaint-Gloud ! voilà un pays que j'aimerai toujours, Saint-Gloud ! toujours, et tous les soirs je 98 LE CABINET NOIR parle à la photo de Saint-Cîoud ! Et pen- ser que vous ne verrez jamais comment c'est chez nous, car je suis bien décidée, oh I oui bien décidée et j'ai du chagrin de le dire. Surtout n'allez pas croire que c'est faute d'affection, Monsieur Fernand ! Si c'est comme ça l'amour, eh bien alors je crois que je vous aime d'amour mais je suis décidée. Mon Dieu ! j'ai si peur que vous croyiez que c'est faute d'affec- tion.... Mais il vaut mieux qu'il n'y en ait qu'un à souffrir et c'est pourquoi je vous écris. J'avais pourtant dit que je n'aime- rais jamais un homme à binocle ni un gros brun. Maintenant je devine que c'est parla dé- licatesse que vous avez que vous ne vou- liez pas dire la vérité. Je sentais bien que vous n'étiez plus comme avant... du temps de l'avenue Philippe-Auguste ; et je sais tout et c'est le plus grand crève-cœur pour celle qui vous aime. Oh I oui ! O cher petit rayon de soleil de ma vie. Quand M. Quellien, le contremaître, a crié « Octavie ! » dans le corridor, j'ai eu comme un froid : « Ça y est, que je me LE CABINET NOIR 99 suis dit, ça c'est le coup de la lin ! » J'é- tais en train, après des grands ciseaux de tailleur. Justine Marrois me dit : « allez, Octavie ! on t'appelle ! Qu'est-ce que t'as ?» Il fallait bien y aller,hein ? « Alors, Octavie, me dit Quellien, c'est comme ça que tu files le parfait amour avec le fils du patron ! eh bien j'ai ordre de te régler ton compte ! » Pour du travail je ne suis pas en peine mais je m'attendais que c'é- tait un ordre de votre mère rapport à vous et alors c'était adjugé, quoi ! un adieu à vos bons yeux si doux, Monsieur Fernand, un adieu sur la terre à moins du hasard. Malheureusement j'ai eu la bêtise, par orgueil, de dire à ça que vous m'aviez promis de vous marier avec moi et elles m'ont appelé « Mme Fernand » et c'est ça qui m'a fait le plus de mal. Mais je par- donne, Monsieur Fernand, je pardonne ! Et à votre mère aussi je pardonne. Pour- tant elle a dit que j'étais « une petite ri- dée avant l'âge, pleine de taches de rous- seur et toujours furieuse ! « Dame ! on sait ce que c'est qu'une mère forcé- ment n'est-ce pas ? mais c'est Justine 100 LE CABINET NOIR Marrois qui est toute ridée avec des taches de rousseur. Et elle la connaît parce que Justine est allée à Joinville porter un paquet de ciseaux chez vous au mois de juillet dernier. On ne me laissera donc pas pleurer tranquillement ! Tante Jeanne a appris que votre mère fouillait dans vos poches et qu'elle avait lu mes lettres dans votre joli calepin rouge. Mais ça vaut mieux ! j'aime mieux savoir 1 Quand je passe le soir, rue de Cha- ronne, devant votre petite maison, je vois la lumière de la salle à manger ; alors je me dis que vous êtes là, bien heureux tous les quatre ensemble. Ah I oui ! je peux le dire j'avais une grande affection pour vous et pour votre père, car il est bon pour l'ouvrier, et pour votre sœur et pour votre mère : la même chose ! et vous brouiller avec votre mère, Monsieur Fer- nand, oh ! ça I je ne le ferai jamais. Moi je n'ai pas connu ma mère puisque je n'ai que la tante Jeanne, mais lui désobéir, jamais je ne .^aurais voulu car c'est des choses qui ne se doivent pas, oh I non î Je sais bien que toute la vie comme l'avenue LB CABINET NOIR 101 Philippe-Auguste ce serait doux, oui, bien doux ! Quand on réfléchit, ma place n'est pas dans cette maison-là, j'aurais dû penser ça plutôt. Et puis quand même ? à quoi sert-il ? une pauvresse être là au milieu des riches pour déranger le monde? Monsieur Fernand, vous êtes mon amour et je vous dis adieu. Adieu, adieu, Mon- sieur Fernand. Jamais je n'oublierai. Pen- sez quelquefois à une humble ouvrière qui vous aime d'amour et vous, Monsieur Fernand, mariez-vous dans votre rang. Un jour je vous verrai passer dans la rue avec un petit enfant d'une autre et j'irai l'embrasser, Monsieur Fernand, en sou- venir de l'avenue Philippe-Auguste, en souvenir de Saint-Cloud aussi. Oh ! j ai bien réfléchi, allez I mais je suis décidée. Celle qui sera toujours votre fiancée, OCTAVIE LOISEAU. Post-scriptum, — Ma tante Jeanne dit à ça que je suis une imbécile parce qu'il faut défendre son bien qu'elle dit, mais Dieu me juge au ciel. Monsieur Fernand et ma mère aussi me jugera au ciel. COMMENTAIRES Quel dommage que la mère de Fernand n'ait pas connu cette lettre ! avec ce bon sens et ce cœur qui sont ses principales qualités je suis persuadé qu'elle aurait eu de l'estime pour Octavie Loiseau. Oh ! la brave fille! Mais oui! mère de Fernand, brave madame Moulin î il y a des ouvrières même brunisseuses de métaux, il y a des ouvrières même rue de Charonne capables de renoncements par vertu : voyez ! . . . Ah ! bien entendu, ce ne sont pas celles qui vont au music-hall samedi et dimanche matinées et soirées. (11 faut bien que quel- qu'un profite de la semaine anglaise, pour- quoi donc ne serait-ce pas les cinémas et les music-halls, au fait, hein ?) 11 est pro- bable que les ouvrières brunisseuses ca- pables de renoncement sont celles qui vont à la messe, oui, plutôt celles-là ; ceux qui profitent de ces renoncements n'ont pas l'air de s'en douter, mais la question LK CABINET NOIR 103 n'est pas là, n'est-ce pas ? Ne quittons pas Octavie Loiseau et Fernand Moulin. Quel dommage que M. Fernand soit si timide : s'il avait osé montrer cette lettre à sa mère, qui sait ?,.. elle aurait peut-être été assez attendrie pour ouvrir sa caste à la pauvrette. M. Fernand proteste, il affirme qu'il n'est pas timide, mais qu'il connaît sa mère et que « ça n'était pas la peine même d'essayer » Pauvre petit Fernand ! est-ce que vous sentez ma sympathie pour vous ? Il a eu vraiment du chagrin, ce cher gar- çon. Il est devenu encore plus taciturne, encore plus lourdaud qu'à l'ordinaire. La maman a suivi sa mélancolie d'un œil ému mais, bien entendu, sans provoquer de confidences. Elle a redoublé la surveillance dans les poches et dans le « joli calepin rouge », et ce n'est pas moi qui la blâme- rai car, sûrement, s'il y a une Octavie Loiseau bien digne de devenir une bour- geoise, combien d'autres ouvrières brunis- seuses qui sont de « mauvaises femmes » I Mme Moulin insiste pour qu'on trouve à Fernand un emploi en province. C'est bien douloureux pour une mère qui adore son 104 LE CABINET NOIR fils de se séparer de lui. Mme Moulin est une mère-poule mais elle se sacrifie. Fer- nand aussi se sacrifie. Et Octavie donc ! 11 va sans se dire que je préfère les mères qui craignent les « mauvaises femmes » aux mères dites modernes qui ne craignent rien du tout, cependant... cependant Oh! quel dommage que Mme Moulin n'ait pas lu la lettre d'Octavie Loiseau. Elle ne connaît d*elle que des billets tendres men- tionnant des heures de rendez-vous, elle la confond même avec Justine Marrois^.. c*est dommage î Oh ! pourquoi Mme Mou- lin n'a-t-elle pas eu l'idée d' « étudier » (comme elle dit) cette pauvre fille comme elle le fera de la fillette avec dot et diplô- mes que Fernand n'aimera peut-être pas. Je sais bien ; il y a la question « caste » ! La grand'mère Moulin était ouvrière, Mme Moulin ne daignerait pas « étudier » une ouvrière, Fernand, par atavisme sans doute, a aimé une ouvrière, Mme Moulin n'est pas méprisante, j'apprends même avec plaisir qu'elle est chrétienne. Gepen- dantchez Mme Moulin on ne nomme jamais les grands-parents qui étaient aussi chré- LE CABINET NOIR 105 tiens, mais ouvriers. Ah! on parîaitencore il y a trente ans d'orgueil da nom, d'or- gueil de race. Aujourd'hui il y a un autre orgueil tout aussi fort, un orgueil indéfi- nissable, fier de rien du tout, et avec lequel une mère peut faire du mal à un fils qu'elle adore et à une jeune ouvrière brunisseuse qu'elle ignore et veut ignorer. Vous avez fait de votre fils un homme grave, aux sentiments sérieux : je vous en félicite, chère Madame Moulin. Ce qui m'étonne c'est que vous n'ayez aucune confiance ni dans l'éducation que vous lui avez donnée, ni dans son caractère. Est-ce parce qu'on dit qu'il ressemble tant à sa mère ? Vous ne comprenez pas Fernand ï Vous ne savez donc pas que les amours d'un homme reflètent son âme, que Fer- nand estincapable d'aimer une « personne » ndigne de lui et de vous ? Ah 1 Madame Moulin I vous êtes coupable. Tout le monde ici passe à côté du bonheur à cause de votre orgueil invisible et présent. Vous êtes persuadée qu'Octavie n'a aucune éducation : eh bien ! et les vertus chré- tiennes ?Ne savez-vous pas que rien n'est 106 LE CABINET NOIR plus facile à éduqner qu'une petite ou- vrière parisienne, fût-elle de la rue de Cha- ronne etbrunisseuse? elle s'éduque seule I Ces dernières lignes vous l'apprendront: Cette charmante Octavie a été remar- quée par un représentant de fabrique qui Ta épousée. Ce représentant est devenu patron et fort riche. Décidément la vertu est souvent récompensée sur terre. Octavie est devenue bourgeoise et ça lui va mieux qu'à d'autres. Elle serait l'honneur de la bourgeoisie si la bourgeoisie y songeait; Ne croyons pas qu'Octavie ait changé ses vertus contre une multitude de défauts, qu'elle soit devenue prétentieuse, ambi- tieuse, mesquine, vaniteuse. Non ! le fait est assez rare pour mériterqu'on le signale. Placée entre l'influence du Haut Com- merce Parisien et celle de l'Eglise, elle n'a subi que celle-ci. Quant à Fernand... le gros Fernand.... Eh bien ! il fait de l'auto. TABLE DES MATIÈRES Pages A propos de baccalauréat 5 Commentaires 13 Deux lettres écrites à quinze ans d'inter- yalle 15 I. — A Mademoiselle Marie V..., chei ses parents 17 Commentaires 22 IL — - Deuxième lettre (quinze ans après) . 25 Conseils d'une mère à sa fille 27 Première lettre 29 Deuxième lettre 37 Commentaires 45 Charitables liens d« famille 5S Lettre à Mlle Adélaïde Bernard 57 Commentaires 63 Ils en ont ri ensemble 79 Commentaires 87 Lettre d'une jeune ouvrière au fils de soa patron 95 Commentaires 102 ^: -^ "Vro^: PQ Jacob, Max 2619 Le cabinet noir A17C2 PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY "M^^^^'*^stJ